Mes impressions, mes réflexions, mes souvenirs  
 
Bienvenue
 
Météo
 
Le village
 
Vie associative
 
Evènements
 
Médiathèque & Culture
 
Les travaux
 
Réunions du Conseil
 
Ecocitoyenneté et prévention
 
Dates à retenir
 
La parole aux habitants
 
Contact
 
Inscription

Mes impressions, mes réflexions, mes souvenirs...

 

par Emile Pecqueur

 


Lors de ma découverte de l’Indochine en janvier 1946, j’avais vingt ans et des poussières.

 

Je me suis souvenu de ce que m’avais dit à Bien-Hoâ ( Cochinchine ) quelques mois plus tard un vieil indochinois « ce pays est comme un couvent… Même si on réussit à s’en sortir, on l’emporte avec soi ». Pensez aux moines qui, après avoir quitté leur habit croient que tout est réglé. Ils désenchantent rapidement.

Je n’avais pas vraiment abandonné mes vieux vietnamiens. Pour preuve, j’avais sollicité en 1948 de faire partie de la Gendarmerie indochinoise et avais réussi mes épreuves d’admission. Mais !!! A cette époque là, malgré tout, les allées et venues des Européens étaient encore strictement contrôlées surtout celles des journalistes. Pourquoi ? Le passé, le présent, la mort, la vie, la guerre, la paix….. Tout était pareil et rien ne ressemblait à rien.

 

J’ai connu ce pays avec mon corps, ma sueur, ma souffrance, ma peur et mon courage. Il vit en moi…. Tendres ces souvenirs… A dix ou douze ans, on n’imagine pas qu’il existe une pluralité de mondes. Enfant, j’ai connu des hommes qui parlaient d’un endroit comme d’un être vivant… (la mine) avec un parler des fois mi-patois mi-français. La plupart naissaient et mouraient au même endroit. La nature était le seul moyen de s’élever. Ils apprenaient à son contact, le temps, la mort, la souffrance, le courage et la vie. Ces hommes dont mon père, m’ont beaucoup marqué.

 

A quinze ans, mes connaissances du monde réel, étaient succinctes. L’information omniprésente, celle telle que nous la vivons aujourd’hui, avec l’illusion de tout savoir et de tout voir, n’existait pas. Les nouvelles qui circulaient prenaient beaucoup de bouche à oreille. La politique ne m’attirait guère plus qu’aujourd’hui.

Si je regarde derrière mon épaule, mes vingt premières années se sont déroulées dans un univers d’une grande cohérence, où chaque engrenage avait sa place, où les valeurs étaient simples à défaut d’être faciles à respecter, l’honneur, la droiture, la fidélité, le patriotisme.

 

Or tous les événements que j’ai vécus ensuite, de l’occupation aux guerres d’Outre-mer, ont été des périodes de bouleversement complet des repères. La tragédie était au rendez-vous de ma génération. J’ai été comme un navire qui quitte le port avec des cartes, un sextant, une boussole et dont les instruments s’affolent au premier coup de vent. Comme un nomade, j’ai voyagé avec mon idéal et la certitude d’être aimé. Je n’ai pas connu le désespoir de ceux qui, ballotés par les éléments, n’avaient rien à quoi s’accrocher.

 

Sur un coup de tête, j’ai décidé de me joindre à ceux qui servaient les trois couleurs « 1944 ».

Je n’appartenais et je n’appartiens pas encore à ce jour à aucun réseau politique. Je n’étais pas une personnalité susceptible d’occuper un jour un poste dans une quelconque liste d’union patriotique. Je faisais partie de la couche de population la plus basse, la plus désemparée et la plus humiliée dans l’échelle concentrationnaire. J’ai connu des hommes remarquables. J’en ai aimés baptisés sous le surnom « les hommes sans nom », il s’agissait là des vaillants guerriers de la Légion étrangère, présents sur tous les fronts.

 

On peut aimer et adopter un pays où l’on n’est pas né. Ce fut mon cas pour le Maroc où j’ai servi au sein de sa légion de Gendarmerie de 1949 à 1957.Celui qui a connu la guerre ne peut jamais l’aimer ; c’est le sang, les larmes, l’injustice et la puanteur. Mais au cœur du malheur, on touche l’être ultime, dans toute sa vie. La guerre impose une solidarité et une fraternité qui est celle du sang. Les mots d’amitié et de fidélité prennent alors tout leur sens.

 

A bord du Néa Hellas immense bâtiment aménagé en caserne flottante, j’ai quitté la France de la reconstruction comme on s’éloigne avec soulagement d’une maison où l’on se sent confusément mal sans savoir pourquoi. Des premiers temps, je garde le souvenir d’un sentiment d’anéantissement. Les forces naturelles étaient décuplées par la chaleur, la fécondité de la jungle et la fermentation des rizières. Mon corps d’Européen devait s’adapter à ce monde de démesure et d’exploitation de sève. Au bout de quelques mois, la chaleur était devenue mon élément naturel. Cependant les semaines de mousson, en plein été, restaient particulièrement éprouvantes. Ces jours-là, une sueur collait les habits à la peau. J’ai appris avec les Mongs le combat de la jungle où la peur est d’abord en soi... Une opération dans la jungle était un choc pour un Européen. La guérilla était omniprésente dans la région.

 

Prise dans un malheur qu’elle ne dominait pas et qui allait envahir l’Asie jusqu’en 1980, à la sortie d’une guerre d’occupation qui avait brouillé les cartes, la France a tenté de donner l’indépendance à une élite mal préparée, vieillie, hésitant entre l’ancienne puissance coloniale dont elle avait besoin et un passé impérial qu’elle avait aimé restaurer. La guerre telle que nous la pratiquions, en Indochine entraînait une certaine osmose entre les troupes et la population. Les Légionnaires, entre eux, étaient puissants et compacts, entraînés à labourer les terrains difficiles. Ils faisaient vivre ensemble l’eau et le feu. Au Viêt-Nam, nous luttions contre le totalitarisme. La guerre à côté des nationalistes vietnamiens nous semblait préférable à la paix communiste. En opération, personne ne pouvait s’en sortir seul. Nous remettions notre destin dans les mains d’autrui : nos camarades, nos supérieurs, nos Légionnaires. Il existe des mots superbes comme l’amitié, la fraternité, la solidarité, le courage, qui ont perdu de leur force parce qu’on les prononce à tout bout de champ sans en connaître le sens.

 

A l’heure du danger, le soldat est seul face à sa peur. Ce sont les paysans et les soldats qui connaissent le mieux une terre. Les uns pour la travailler et les autres pour la conquérir ou y verser leur sang. Les vrais soldats ne tournent pas les pages facilement. Des milliers d’hommes, des jeunes pleins de promesses sont morts au nom d’une cause nationale et de leur drapeau sans que personne ne s’en émeuve. Nous, nous vivions comme des purs, des hommes désintéressés et idéalistes, qui risquaient leur peau pendant que le reste du pays ne pensait qu’à s’enrichir. Nous, nous nous sommes portés volontaires pour mourir à 12 762 km de notre terre natale.

 

J’ai quitté l’Indochine en emportant le souvenir de mes camarades qui ne sont jamais revenus. Je me souviens du carré militaire au cimetière de Bien-Hoâ et de celui de Thu Duc (Cochinchine) avec leurs petites croix blanches. J’ai quitté l’Indochine de corps mais certes non pas de cœur. A ce jour, il me semble parfois vivre en exil, loin d’un pays où je ne suis pas né...

Et pour terminer, je confirmerais si besoin était que c’est souvent par des étrangers que l’on comprend l’immense beauté de son pays.

 

Si je vous parle à présent d’Algérie-Sahara où ma présence volontaire a été de quatre années, je vous parlerai d’un pays englouti. L’affaire algérienne fut une tragédie, rien ne fut simple. Après l’épreuve de l’occupation en France et la grande passion indochinoise, mes camarades et moi-même avons été plongés à l’âge d’homme dans le dernier drame collectif qu’ait secoué notre pays. Nous nous sommes engagés tout entier dans « ce combat » sur cette terre calcinée ; j’ai vécu des heures périlleuses. J’ai risqué ma vie et celle des harkis que j’avais l’honneur de commander.

 

Pris dans un engrenage qui dépassait le destin de chacun d’entre nous, j’ai cru de tout mon être à une solution de justice. Pourquoi témoigner encore d’une Algérie dont personne ne veut plus entendre parler et dont notre pays se détourne comme, dans certaines familles on tait une honte secrète ?

 

Depuis que j’ai décidé de mettre en ordre mes impressions et mes souvenirs sur ces carnets, je dois lutter dès que j’aborde la période algérienne, contre le renoncement et la tentation du silence. Le plus dur à vivre a été le retour des musulmans sur eux même. La situation nous filait entre les doigts. Je regardais le Maroc, l’Algérie et le Sahara avec les yeux d’un homme qui voit s’effondrer devant lui ce qu’il a contribué à édifier patiemment durant des années, au prix de mille souffrances et de sacrifices humains. Des frères ennemis pouvaient renoncer à leur lutte sanglante et décider de vivre ensemble sur la même terre, où mon idéal était d’y rester. Mais les élites françaises vivaient dans l’ivresse du sens de l’histoire.

 

Personnellement, durant mes séjours, je n’ai jamais eu l’âme d’un comploteur ou dominateur. Les termes n’appartenaient pas à mon vocabulaire. Mon père m’avait inculqué le respect du droit. J’étais entré dans l’armée par idéal et non pas pour discuter je ne sais quelle parcelle de pouvoir. Je pense et pense encore beaucoup à la Légion étrangère qui était le corps de l’obéissance par excellence. Tout ancien militaire ne doit pas oublier que le mensonge est un poison mortel pour le soldat car il existe une limite ténue au-delà de laquelle un soldat ne peut plus supporter le rôle qu’on lui fait jouer, mais il accepte volontiers de donner son sang pour une opération mal préparée ou pour une guerre incertaine.

Sur ce dernier point, je prends personnellement comme preuve la guerre d’Indochine et celle d’Algérie auxquelles j’ai participé, cela fait partie de mon métier.

 

Aux premières phases de l’indépendance de l’Algérie, je me souviens du désespoir des Légionnaires qui vidaient leurs affaires en donnant des coups dans les armoires en métal. Je me souviens des jurons envers nos « élites » qui éclataient dans toutes les langues. Je les ai entendus au moment de la curée, dans leurs voix puissantes, sourdes, chaudes, entonner l’air de Piaf, la chanteuse des rues, fille d’une kabyle, leur sœur de solitude… « Non je ne regrette rien, le passé oublié, les amours….Non rien de rien, je ne regrette rien »

Je ne dirais pas de voix, j’étais avec eux, je chante faux ; mais cette certitude, de tout cœur oui, j’étais des leurs. Et puis, ce fut la fin. Maroc et Algérie en moi était morts.

 

Les accords d’Evian sont apparus périmés dès l’instant de leur signature à beaucoup d’autres que moi, aux officiers emprisonnés, à ceux abandonnés aux français, enfin tous ceux qui ont clamé l’Algérie restera française, tous ceux qui avaient cru en elle, en son armée, à son prestige, clairement comme une capitulation. Dans la bouche du chef de l’état de  l’époque, les pieds noirs étaient constamment traités avec dédain. Ils vivaient leur désespoir comme une cure de lèse majesté alors qu’il s’agissait d’un drame humain considérable.

 

Les harkis pour la plupart furent livrés à la vengeance des « vainqueurs » sur l’ordre peut-être de De Gaulle lui-même, lui qui, par le verbe, transfigura la défaite et camoufla l’horreur. L’épisode des Harkis constitue une des pages les plus honteuses de l’histoire de France. Comment un homme de cette envergure pouvait-il mépriser à ce point des hommes et des femmes dont le seul crime était d’être né sur une terre française ? J’ai pensé et pense encore … eh oui !!! aux harkis les miens, ébouillantés, mutilés et égorgés. J’ai eu et ai encore des pensées aux cimetières européens, au cimetière de Blandan attenant à la Brigade de Gendarmerie que j’ai commandée où mon épouse se rendait déposer des roses de notre parterre…. Et que les « vainqueurs » ont labouré aux premiers jours de l’indépendance avec les traiteurs des colons du coin et transformé le bâtiment servant d’église en maison de prostitution. Comment aussi qualifier le détachement de la France vis-à-vis d’hommes démunis et menacés pour avoir choisi notre drapeau.

 

Je profite des pouvoirs de l’esprit pour revivre les heures les plus exaltantes de ma jeunesse. Celui qui a connu tout cela et qui s’en est à peu près sorti sait mieux que quiconque qu’il ne peut ni s’enorgueillir ni s’en vanter. On ne porte pas si longtemps l’uniforme français impunément. Comme tous les anciens combattants, un terme dont je suis fier, je suis entouré de reliques qui ne parlent qu’à moi seul : des médailles, des albums de photos à la tranche dorée, des récits tant de fois lus et relus venus du Viêt-Nam et d’Afrique du Nord. Dans la dernière partie de son existence, un homme ne peut pas renier ce qui l’a fait vivre. Il me semble aussi essentiel de transmettre à nos cadets le sacrifice de ceux qui sont tombés pour la France. Je veux aussi qu’ils apprennent que la guerre est le pire ennemi d’une nation.

 

J’aime mon pays et son drapeau.

Je me souviens des nuits d’Afrique odorantes passionnelles.

Je me souviens des nuits de combats, les attentes, la tension, le corps crispé au fond des oueds, le long des pistes.

Dans la nuit des temps, il n’y a pas d’acte inutile. Ces vingt ans en Indochine, je me suis rendu compte de la partie de chacun de mes actes.

Un homme est une page blanche sur laquelle l’époque s’imprime en fonction de la chance, du hasard et des rencontres. Nul n’a besoin d’avoir l’âme militaire pour méditer une belle leçon de dignité.

 

En Algérie, l’opinion a perçu l’armée surtout à travers la génération des politiques, les généraux en vue et celle des idéologues. On a mal compris les raisons d’agir de beaucoup d’entre nous. On nous a présentés comme des hommes anachroniques, accrochés à une vision dépassée de notre pays.

Face à cette histoire antagoniste, la France a décidé depuis quarante ans de jeter un voile sur les deux guerres qu’elle a menées entre 1946 et 1962, ces guerres refoulées, honteuses, jamais assumées. Un oubli qui ressemble à une fuite et qui n’était pas sans danger.

 

« Ce qui est grave, c’est qu’on renie le fond de la conscience nationale en touchant des blessures anciennes mal guéries, sans que la jeune génération sache ce qui s’est passé et pourquoi ! »

Cette dernière phrase est du Cardinal Lestiger.

© 2013 Site Internet réalisé par Mme Solange RODRIGUES, adjointe au Maire