La chasse à l’hippopotame
par Emile Pecqueur
Quand j’ai écrit mon cahier de recueils de mes souvenirs amassés au cours de mon séjour au Tchad, de juillet 1966 à juillet 1968, j’avais qualifié sans hésitation et sans prétention que les descriptions transcrites étaient authentiques et exceptionnelles. Je maintiens encore ici ce jour, leurs valeurs, mais en tenant tout simplement à répéter qu’au moment de certains faits, je ne me figurais nullement être le successeur de ce naïf Tartarin de Tarascon mais m’être trouvé face à un problème qu’il me fallait réellement résoudre. Ou alors, que serais-je devenu ?
Un événement particulier au cours de l’une de mes inspections de brigades de gendarmerie du Tchad.
Dans mes fonctions d’assistant technique de la Gendarmerie Tchadienne, la première était que j’ai été affecté comme Conseiller technique et adjoint de l’officier tchadien qui commandait la Gendarmerie de ce pays indépendant, et la seconde en temps qu’instructeur itinérant, je devais visiter les brigades et postes installés au Tchad et conseiller les gradés et gendarmes de ces casernements.
Ce qui va suivre a eu lieu au cours de ma seconde tournée d’inspection courant avril 1968.
… Avec les deux jeeps Land Rover, sable, et mes trois gendarmes tchadiens, nous venions de Bitkine et nous dirigions sur Melfi, dans le Guéra, brigade située à près de quatre cents kilomètres au sud-ouest de la capitale Fort-Lamy. Traversant un village situé dans une zone marécageuse, un groupe d’une vingtaine d’hommes se trouvaient au travers de la piste et nous invitèrent à stopper. Ceux-ci vraisemblablement informés par le tabeul(*) de notre présence dans la région et de notre arrivée dans le village, nous ont déclaré avec insistance avoir grand besoin de nos services.
Invités à s’expliquer par le gendarme qui comprenait le dialecte de ce secteur, le délégué du groupe nous a déclaré que les maraîchers du village avaient depuis quelques temps leurs cultures saccagées par un hippopotame et qu’il nous fallait les aider. Afin de mieux connaître la situation exacte présentée, j’ai avec le gendarme interprète effectué une brève enquête aux abords de la zone des cultures en cause. Il s’agissait là de dégâts importants causés effectivement par un hippo aux cultures existantes dans les polders du secteur et de leurs dires, à chaque fois que l’animal sortait d’un marécage voisin.
Sur mes questions, les paysans victimes ont déclaré avoir signalé le fait aux autorités à plusieurs reprises mais que rien n’a été fait. Ils ont demandé de les débarrasser de ce mammifère devenu trop indésirable. Pour apporter plus d’audience à leur requête, ils n’ont pas hésité à dire que nous étions armés, que nous étions un élément de la gendarmerie tchadienne et qu’ils espéraient une suite favorable à leur doléance.
Le nombre de personnes augmentaient rapidement autour de nous et il me fallait prendre une décision. Pour éviter une suite désagréable, j’ai décidé de rentrer en contact radio avec la brigade de gendarmerie de Melfi et la charger de rentrer en liaison avec la sous-préfecture et de me faire connaître dès que possible la réponse de cette autorité. A vous de juger en de telles circonstances, compte tenu de la tension quasi perpétuelle entre les populations de ce pays.
Les heures s’égrenaient et comme toujours en pareil cas, pas d’appel radio de Melfi, ce à quoi je m’attendais. J’ai donc fait savoir au chef du village que je restais sur place la nuit. J’ai alors chargé Lahcène, mon meilleur élément parmi mes trois gendarmes, du repas du soir. Comme cela s’opère en général, il a donc fourni la gazelle et les pintades que j’avais tuées le matin à la famille du chef du village, pour la préparation du repas.
Dans la vase jusqu’à mi-genoux, nous avons parcouru les points les plus accessibles et en avons déduit que l’hippo en question séjournait vraisemblablement dans un bras de l’oued qui contournait le village et devait remonter pour aller brouter les récoltes des pauvres fellahs.
De retour au village, je me suis trouvé en présence d’un notable de la commune voisine qui était venu plaider la cause et demander lui aussi que l’on supprime ce fameux hippo. Malgré de fréquents appels radio lancés à la brigade de Melfi, celle-ci ne nous répondait plus. Une fois de plus, je n’ai pas été surpris de cet état de fait car ce principe est bien souvent employé par la gendarmerie et certaines autorités administratives.
Après avoir informé mes gendarmes de la façon dont j’allais opérer, nous sommes passés à table (par terre sur des nattes en roseau) avec le maire et quelques uns de ses administrés qui avaient jugé bon de s’inviter eux-mêmes. Gazelle et pintades avaient été bien préparées et le repas agrémenté par quelques gâteaux et verres de thé offerts par le village.
En fin de celui-ci, averti par les paysans qu’il allait y avoir pleine lune pour la nuit, je me suis retiré un peu à l’écart avec mes gendarmes pour mettre au point l’embuscade de nuit envisagée et savoir comment aborder le petit monstre que nous devions en principe rencontrer et, c’était décidé, de supprimer. Il ne fallait pas non plus négliger la possibilité de tomber dans un traquenard. Avec mon gendarme d’accompagnement, je suis donc parti m’embusquer dans la hutte implantée sur l’itinéraire possible de cet imposteur avec mon fusil de dotation, en prenant soin d’avoir avec nous un paysan du village non pas comme bouclier humain, mais … il vaut mieux prévoir.
Bref, au milieu de nuées de moustiques et de quelques sangsues me voilà pieds nus dans une nouvelle embuscade qui me rappelait un peu celles d’Indochine. Après un certain temps de veille durant laquelle il ne fallait absolument pas que je tombe de sommeil, grâce à la clarté de la lune qui avait fait son apparition, nous avons vu apparaître une masse disons immonde, dans notre champ de vision. Ce fameux hippo se dirigeait de tout son poids vers les carrés de cultures qui représentaient pour lui le seul restaurant de la nuit ouvert.
J’ai alors jugé bon de m’approcher de derrière. Après une pénible marche dans la boue nous voilà à quelques mètres entre nous. Là, une fois de plus, il me fallait décider, sans hésitation, j’ai lâché une balle de mon canon rayé dans l’oreille et aussi vite une seconde dans le défaut d’épaule gauche, parties les plus sensibles de la cuirasse de cet animal.
Je tenais ces conseils des guides nomades et des chasseurs européens du Tchad. Croyez-moi, je ne me figurais nullement être le successeur de ce naïf Tartarin de Tarascon. Il faut dire aussi que l’hippopotame est beaucoup plus lent dans ses déplacements.
Sur ces coups, après un gémissement et avoir fléchi de ses pattes de devant, il s’est immobilisé dans la vase. Sans perdre de temps, je m’en suis encore approché et après avoir pris le fusil du gendarme, je lui ai lâché encore quelques cartouches de Mas 36 dans le buffet. A ce moment-là, dans un dernier sursaut de l’animal, la vase a commencé à jaillir de tous côtés, puis plus rien. Si lui ne respirait plus, pour moi, c’était tout le contraire, la bouche grande ouverte avec plusieurs « ouf » !!!
« Ce que l’on a fait en pensant accomplir son devoir, on ne doit pas le regretter ». Croyez là que je ne m’attendais nullement à pareille affaire et qu’en aucun moment, je n’ai joué le téméraire. Mais je l’ai déjà dit dans ce recueil, dans pareil cas et en ces pays, il faut rester maître de la situation, ce qui n’est pas toujours chose facile.
Pour cette fois encore, merci à DIEU.
J’ai rejoint les véhicules que j’avais fait venir le plus près possible du point d’embuscade et c’est là une fois de plus que j’ai constaté que le téléphone arabe avait bien fonctionné car je n’avais pas vu au préalable tant de bédouins dans les environs, à se demander d’où ils peuvent bien venir.
Il a fallu aux gens du village tirer dans la mesure du possible la « victime » sur une partie de terrain moins vaseuse, car pour eux, c’était une aubaine à deux faces, débarrassés de l’indésirable et profiter de sa chair. Quant à moi, après un brin de toilette au marigot, je suis allé m’allonger un court moment à l’ombre d’un papayer à quelques centaines de mètres du centre du village. Malgré la nuit passée sans dormir, je n’ai pas pu m’assoupir, le soleil dardant déjà ses rayons.
Sur les demandes et explications de mes gendarmes et avec eux, je suis retourné aux polders. Là, j’ai assisté une fois encore à une chose qui m’a profondément marqué : une foule d’hommes et d’enfants se trouvaient autour et au-dessus de l’hippo qui n’avait guère bougé de place et qui était déjà ouvert en deux à coups de machettes d’abattis. Certains villageois à l’aide de grandes sagaies empalées dans les pattes émergeant du sol, les soulevaient afin de permettre aux bouchers de mieux accéder aux entrailles de l’animal.
Toute cette foule piétinait la terre imprégnée de sang et j’ai constaté alors que par les orifices pratiqués dans la carcasse, certains récoltaient du sang dans des calebasses qu’ils se passaient l’un à l’autre pour boire. Ma présence ayant été remarquée, un boucher local est venu me présenter l’un de ces récipients contenant du sang que j’ai été amené à boire. Après avoir avalé une gorgée de ce liquide visqueux, j’ai bien vite passé la calebasse aux gendarmes. Je ne me suis pas lassé de regarder cette masse humaine qui taillait à qui mieux mieux à coups de machettes et de sagaies la carcasse afin de se créer une ouverture permettant d’accéder aux entrailles d’où des morceaux de viande étaient récupérés. Certains en mangeaient même sur place. J’ai dit plus avant que les hommes et les enfants étaient occupés à dépecer le mammifère pendant que les femmes récupéraient dans des récipients des morceaux de chair qu’elles retournaient mettre en lieux sûrs au village.
Ma victime, pour ainsi dire, était, d’un ancien du village, une jeune bête qui avait dû s’égayer d’un groupe de trois ou quatre autres qui remontaient l’oued vers un point d’eau plus important, ce qui expliquerait qu’elle remontait assez souvent du marigot pour chercher sa nourriture.
L’animal en question d’une taille de trois ou quatre mètres pouvait même frôler le poids d’une tonne. Malgré le nombre de personnes présentes et l’ardeur déployée au travail, surtout en pareil cas, le dépeçage devait durer quand même quelques heures. Que ne ferait-on pas en certains moments pour manger ?
Je n’ai pas attendu plus longtemps et au moment de partir pour Melfi jugeant ne pas avoir failli à mes responsabilités du moment, j’ai demandé au chef du village de me remettre la mâchoire inférieure de cet hippo. Je lui ai fait savoir que pour justifier mon intervention, j’allais la remettre au Sous -Préfet qui allait ainsi bénéficier des quelques canines en ivoire de cet animal. Les canines inférieures de l’hippo peuvent atteindre jusqu’à quarante centimètres de longueur dont l’ivoire très fin est plus dur que celui de l’éléphant. Après cette nuit toute particulière, nous avons pris la direction de Melfi distant de près de cent cinquante kilomètres. Le trajet malgré la fatigue qui commençait à se faire sentir, s’est effectué pour nous tous sans encombre, dans cette région du sud où en raison des pluies plus fréquentes, présente une végétation plus forte.
A la brigade de Melfi, l’adjudant tchadien, encore un partisan du moindre effort mais très heureux et surtout très fier d’être fonctionnaire, a paru surpris des questions que je lui avais posées à la radio les jours précédents et s’est contenté de me dire n’avoir reçu aucune réponse à mes demandes adressées par son intermédiaire à la Sous -Préfecture. Il ne s’est pas intéressé outre mesure de la suite donnée à cette affaire. J’ai alors pensé à une petite phrase lancée un jour dans d’autres circonstances par un grand homme qui, ici, je crois, méritait à nouveau d’être prononcée « Je vous ai compris ».
Le soir de l’arrivée, après une bonne douche, nous avons été invités à manger par des membres de la municipalité tchadienne, ce qui m’a un peu surpris de pareil accueil.
Le lendemain après l’inspection de la Brigade, je me suis rendu au casernement d’un détachement de l’armée tchadienne où se trouvait également un groupe de la Compagnie nomade avec dans ses rangs un Maréchal des Logis Chef de la gendarmerie mobile française coopérant. Un second Maréchal des Logis Chef français de la même section d’assistance technique de gendarmerie que la mienne et détaché auprès de la brigade de Melfi s’y trouvait également.
Le Lieutenant tchadien qui commandait le détachement militaire a accepté que mes gendarmes contrôlent nos véhicules en ses ateliers et les préparent pour le départ du lendemain matin. De là, je me suis présenté à la sous-préfecture où j’ai été reçu par le Chef de Cabinet du sous -Préfet absent, ce à quoi je m’attendais. Je l’ai informé de mon intervention de la veille, dont il m’a dit ne pas avoir été avisé. Il m’a déclaré approuver ma décision prise et m’en a remercié. En récompense de tant d’efforts de sa part, je lui ai remis la mâchoire de l’hippo, geste qui, m’a-t-il dit, l’a agréablement surpris. Après avoir pris un jus de fruits bien glacé en sa compagnie, je lui ai fait savoir que je regagnais Fort-Lamy le lendemain et l’ai salué.
Je suis retourné au casernement militaire où j’ai passé quelques heures agréables avec les deux gradés de la gendarmerie française et avec qui j’ai pris le repas sur invitation du Lieutenant de l’armée, fils d’un ancien officier de l’armée française. En fin de soirée avec mes gendarmes, je suis allé visiter Melfi aux magasins bien achalandés, contrairement au Tibesti.
Mes gendarmes ont profité des cadeaux, des branches de letchis, des goyaves et des mangues dont ils en ont quand même conservé un peu pour le trajet du lendemain. Après une bonne nuit passée une fois de plus dans l’environnement des moustiques, le lendemain, dès le lever du jour, direction Bongor située à près de deux cents kilomètres au sud-ouest. Cette région du Chari-Baguermi que j’allais traverser, à régime tropical, nous accorde quand même un peu de verdure et la présence de cultures et d’importants troupeaux. Bongor donc à deux cents kilomètres de Melfi, il ne restait plus à mon groupe de trois qu’un dernier coup de collier de plus, là aussi de deux cents kilomètres pour regagner Fort-Lamy pour moi, N’Djamena pour mes compagnons de route qui se sont encore bien comportés pour achever cette mission, combien enrichissante, exaltante et troublante à la fois. Je me souviendrais longtemps encore, je le pense, de tout ce que j’écris et aussi de ce que je ne puis relater ici.
Ceci est encore un réel passage de ce que j’ai aimé dans ma vie de gendarme et de modeste saharien. Pour toute clôture de cet extrait de récit, je me permettrais de dire : que le Tchad avec ses divergences d’opinions n’a pas été, contrairement à d’autres pays de l’Afrique occidentale, le pays à conserver des liens privilégiés avec la France, sauf à être son premier partenaire bénéficiaire d’assistance...
Drôle de conclusion me direz-vous … mais « Je ne crois pas que j’y retournerai un jour ».
(*) Ce qu’est le TABEUL :
Le tabeul est le tam-tam de la montagne et de l’immensité du désert qui, par ses différentes intonations connues au préalable est une sorte de courrier, de message envoyé dans une autre fraction de groupe ethnique à autre pour avertir, décider de certains faits.
Ce moyen de transmission a été dans les guérillas beaucoup plus bénéfique aux dissidents que nos moyens baptisés parfois d’ultra modernes, aux forces de l’ordre.
Voilà ce qui était baptisé le téléphone arabe.
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